Comme la nourriture, le cinéma peut s’apprécier de différentes manières selon l’humeur ou les goûts : il y a le film « pop-corn » (qui est parfois même « fast-food », vite mangé et vite oublié), le film « d’auteur », le film « classique »… et puis il y a le nanar, dont les adeptes se reconnaissent entre eux à l’aide de références pointues et de citations cultes (« Philippe, je sais où tu t’caches ! Viens ici que j’te bute, enculé ! », ou encore « Je mets les pieds où j’veux Little John, et c’est souvent dans la gueule »).
Le monde du nanar, ce petit film raté mais sympathique, est popularisé depuis une vingtaine d’années par le site Nanarland et par les soirées spéciales qui fleurissent un peu partout en France.
Quelle différence y a-t-il entre un navet et un nanar ?
Malgré leur syllabe commune, il semble que navet et nanar soient des mots d’étymologies différentes. Le navet est un légume réputé fade, qui a donc servi historiquement à insulter les gens, les tableaux, et plus récemment les films jugés mauvais. Un navet est un film dont le contenu est insipide, inintéressant, dont l’histoire est remplie de clichés et sur lequel le réalisateur n’a fourni aucun effort.
En revanche, le mot « nanar » est un dérivé de « panard », qui désignait un vieillard au 19ème siècle. Un nanar serait donc une vieillerie sans intérêt, et par extension un vieux film oublié en raison de la piètre qualité de son contenu et de sa confection.
Pour cette raison, le nanar serait un paria issu d’une époque révolue, un film en marge que l’histoire du cinéma n’a pas consigné dans ses encyclopédies, celui qui n’a pas gagné d’Oscars, ne s’étudie pas à l’école et ne passe ni à la télé ni sur Netflix.
Il s’agit le plus souvent d’un film de genre : aventure, action, policier, science-fiction, horreur, le nanar est une œuvre de divertissement, même s’il ne parvient à ses fins que par des moyens détournés. Mais il ne s’agit pas d’une règle immuable, puisqu’aucune comédie de Max Pécas, ni le fameux The Room de Tommy Wiseau n’appartiennent au registre du film de genre. Le cinéma français, dans sa participation sporadique à l’histoire et à la culture nanarde, semble se concentrer sur le film policier (Le Faucon avec Francis Huster, La nuit du risque et son héros « de droite »).
On note pourtant un fort taux de nanardise dans les films dits « d’exploitation », c’est-à-dire les dérivés à petit budget de gros films d’action hollywoodiens. Si un titre a provoqué la folie du public aux USA, on peut être certain qu’à la même époque, plusieurs pays se sont emparés du concept pour le décliner. Le public connaisseur collectionne ainsi les versions turques de Star Wars ou Indiana Jones, les versions indiennes de Superman ou Terminator, ou tout simplement les innombrables films de zombies et de guerriers post-apocalyptiques produits en Italie dans les années 70 et 80.
Peut-on accorder le titre de nanar à des films de studios, bénéficiant d’un budget somptueux ? Quelle que soit l’ampleur du désastre à l’arrivée, le qualificatif de nanar est-il adapté à Howard le Canard, L’Exorciste II, Super Mario Bros., Batman & Robin ou encore Postman ? Les Razzie Awards décernés chaque année, en amont des Oscar, aux soi-disant pires films de l’année, ne se concentrent en réalité que sur les blockbusters.
Sans doute peut-on cependant accorder le rang de nanar à Battlefield Earth, sorte de giga film indépendant financé par des vedettes scientologues pour promouvoir la littérature SF du fondateur du mouvement : le public s’en est détourné pudiquement malgré une sortie massive organisée à grand renfort de publicité.
On peut même s’écharper sur l’encyclopédie du nanar publiée par Frédéric Forestier, journaliste du Nouvel Observateur : La Nuit du Loup-garou de Terence Fisher mérite-t-il vraiment d’intégrer ce classement ? On peut ne pas aimer la kitscherie des Demoiselles de Rochefort ou considérer que Marnie soit un ratage d’Alfred Hitchcock, mais de là à les qualifier de nanars…
Le site Nanarland, lancé en France en 2001, a vite acquis une popularité qui a permis l’organisation de « Nuits Excentriques », renommées ensuite Nuits Nanarland, ainsi que la publication de plusieurs livres supervisés par François Cau. Les femmes et les hommes qui animent le site sont investis d’un amour sincère pour le genre, et n’hésitent pas à interviewer les acteurs, à dresser le portrait d’un réalisateur, ou encore à décortiquer le scénario d’un nanar même s’il se montre conçu en dépit du bon sens.
Les héros du nanar : Max Pécas, Uwe Boll, Chuck Norris…
De même qu’il y a des grands noms du cinéma, il y a de grands noms de l’univers nanardesque : certains acteurs et réalisateurs sont entrés dans la légende pour leur contribution à ce sous-genre.
Du côté des acteurs, ce sont les stars du film d’action direct-to-video qui ont amassé dans leur filmographie le plus de nanars : Chuck Norris, Jean-Claude Van Damme et Steven Seagal ont tourné un à deux films par an durant plusieurs décennies, avec leur lot de dingueries au niveau du scénario comme de la réalisation.
Parmi les réalisateurs, le maître du nanar dans les années 50 est sans nul doute Ed Wood, ce réalisateur vénéré par Tim Burton qui lui a consacré une biographie en 1994. La folie d’Ed Wood, bien plus que son sens de la mise en scène, lui a permis de convaincre de modestes investisseurs de financer de curieux bric-à-brac comme Bride of the Monster, Night of the Ghouls et surtout Plan 9 from Outer Space. Ed Wood lâche la caméra durant les années 60, et son come-back des années 70 se solde surtout par une série de courts métrages pornos qui furent une triste fin de carrière avant son décès à 54 ans.
En France, Max Pécas a déversé des torrents d’humour douteux dans les années 70 et 80 : Marche pas sur mes lacets, Embraye bidasse… ça fume ou encore Deux enfoirés à Saint-Tropez font partie de ces titres qui n’ont jamais fait la couverture de Positif ou des Cahiers du Cinéma. Toujours chez nous, mais côté horreur et érotisme (mêlés), c’est vers Jean Rollin qu’il faut se tourner, pour sa capacité à faire tourner aussi bien Brigitte Lahaie que Howard Vernon - lui-même régulier des films bis de Jess Franco en Espagne. En Espagne justement, on retiendra le nom de Juan Piquer Simon, capable de livrer du super-héroïsme (Supersonic Man), de l’horreur animalier (les limaces de Slugs) ou de l’aventure sous-marine (L’Abîme).
Au cours des 20 dernières années, les noms de Tommy Wiseau et Uwe Boll se sont imposés auprès des nanarophiles, le premier grâce à son magnum opus The Room, le second avec ses adaptations bâclées de jeux vidéo à succès.
Mais quid de Brett Kelly, Mark Polonia (survivant de la fratrie Polonia) ou Jeff Leroy ? Stakhanovistes du film d’exploitation à nanobudget, ces cinéastes de l’improbable sont moins souvent mis en avant malgré la régularité avec laquelle ils produisent films de requins, bandes horrifiques et resucées de blockbusters US.
Les chefs d’œuvre du nanar : Plan 9, White Fire, The Room…
S’il fallait trouver un ancêtre commun à tous les nanars, ce serait sans doute Reefer Madness (1936), un film sur les dangers de la drogue qui met en scène des excès de violence si incongrus qu’ils en deviennent burlesques.
Mais c’est dans les années 50, avec le développement débridé de la science-fiction, de ses extraterrestres et de ses robots, que les nanars se mettent à proliférer avec le plus d’enthousiasme. En 1953, le sidérant Robot Monster est présenté en 3D, un procédé qui a manifestement absorbé 99% du budget (une anomalie que l’on retrouvera à plusieurs reprises dans le futur du film de genre).
En 1957, le célèbre Plan 9 from outer space réalisé par Ed Wood met en scène – brièvement – un Bela Lugosi mourant, remplacé par une doublure au moyen de grossiers subterfuges, tandis que des envahisseurs de l’espace décident de réveiller nos morts pour des motifs un peu obscurs.
Sans prétendre à l’exhaustivité, sautons directement à l’année 1970 pour croiser un Arnold Schwarzenegger à l’aube de sa carrière. En acceptant le rôle principal de Hercule à New York, il ne se doutait pas que le résultat serait si lamentable qu’il lui faudrait dix ans pour retourner en haut de l’affiche.
Parmi la filmographie excentrique de Jean-Marie Pallardy, White Fire (1984) est probablement l’opus le plus marquant, consacré lors de sa diffusion lors de la Nuit Nanarland de 2018. Entre répliques cultes (« Ma patience a des limites mais il ne faut pas exagérer ») et pulsions incestueuses traitées avec une frivolité sidérante, le film coche toutes les cases.
En 1988, Hobgoblins se pose en frère cadet d’une lignée de clones de Gremlins. Après les Critters, Ghoulies, Munchies et autres Trolls, tous relativement supportables, ce nouveau plagiat se distingue par son usage de décors absolument vides, d’acteurs totalement amateurs et de créatures figurées par de simples peluches, jetées dans le champ de la caméra par un accessoiriste (qui, selon la légende, sortait tout juste de l’asile psychiatrique). Comme ses collègues Samurai Cop, Ultime Combat et Birdemic, le film connut une suite tardive, qui intègre dans sa diégèse l’idée que le premier film était un objet de moqueries.
S’il fallait choisir un film dans la carrière de Chuck Norris, ce serait sans doute Delta Force 2 (1990), dans lequel on trouve le merveilleux dialogue suivant : « Ramon a d’abord tué son mari, puis il a assassiné son bébé, et dans le corps de l’enfant, il a passé des kilos de cocaïne et il a violé la fille... Ce n’est peut-être pas nécessaire de lui en parler quand vous la verrez. C’est une jeune femme très sensible. »
En 2003, c’est le fameux The Room qui débarque dans les cercles de nanardeux. Ecrit, produit et réalisé par le mystérieux Tommy Wiseau, le film se rêve en drame humain complexe mais ne révèle que l’incompétence vertigineuse de son auteur, incarné plus tard par James Franco dans The Disaster Artist.
A partir de 2010, il devient plus difficile de donner aux nanars un badge d’honneur. Comme pour les classiques du cinéma, il faut laisser un peu de temps aux nanars pour s’imposer dans l’inconscient collectif.
On mise cependant sur le fait que Birdemic, Bulk l’invincible, Jurassic Shark, Black Bat, Titanic 3, Alien Crystal Palace et les productions de Neil Breen marqueront leur époque d’un sceau indélébile.